Jean MECKERT

 

                                                                                      par J-P Gault, pour l' A.P.L.O.

 (Article corrigé le 21 décembre 2020)

 

          Curieux bonhomme que ce Jean Meckert qui occupe une place bien à part dans notre classification des écrivains prolétariens. Écrivain-ouvrier ou bien ouvrier-écrivain, s'il était de notre rôle de lui accorder l'une ou l'autre qualité, nous serions bien dans l'embarras de lui trouver une place. Et pourtant ...il avait toujours été (en parlant de lui-même) classé doux révolté, marginal, anar de banlieue et, pour tout dire "prolétarien", sous-catégorie littéraire totalement créée par de pédants intellectuels pour ne pas avoir à mélanger torchons et serviettes(1).

 

          Échappant malgré tout à l'obéissance des traditionnels critères définis par Henry Poulaille : être issu de parents ouvriers ou paysans, être autodidacte (ayant quitté tôt l'école pour travailler, ou à la rigueur ayant bénéficié d'une bourse — en général pour devenir instituteur dans le système primaire, « l'école des pauvres », à l'époque où deux systèmes scolaires cohabitaient), et témoigner dans ses écrits des conditions d'existence de sa classe sociale, Meckert par l'originalité de sa production mérite qu'on s'y intéresse.

 

           Né en 1910, il appartient à cette génération de milliers de gamins dont le père ne reviendra pas. Mais cette fois, non pas pour des raisons que l'on pourrait imaginer aisément, simplement parce que son géniteur, drôle de parigot bavard qui travaillait à la Compagnie générale des Omnibus et qui jouait du crincrin dans un petit orchestre de bals, avait une maîtresse et qu'il a abandonné femme et enfants. Son épouse ne le supportera pas et entrera dans une profonde dépression allant jusqu'à l'internement. Meckert sera alors placé dans un orphelinat protestant à Courbevoie, l'asile Lambrechts, jusqu'en 1923. Meckert gardera de ce séjour la détestation de l'enseignement religieux : […] Et les gosses étaient contraints d'avaler le Fils de Dieu comme une évidence, au même titre que les fayots ou le hachis-parmentier du dimanche […], le souvenir de la faim et du froid, mais surtout le sentiment de l'humiliation et de l'abandon. La légende, bien plus tard, voudra que son père, aurait été comme bien d'autres fusillé pour l'exemple, il n'en fut rien, mais Meckert a su entretenir la légende : On a dû demander à mon père si c'était son histoire, il a dû répondre oui, distraitement, sans s'apercevoir que c'était l'histoire du père fusillé pendant la Première Guerre mondiale qui frappait le plus ses admirateurs. Ensuite, quand il a vu qu'une légende, celle du fils de mutin, était née, il a dû se dire que ce n'était pas une mauvaise publicité et il a laissé faire.(2) Qu'importe finalement, la légende n'était pas encore née quand l'encore Meckert se sera lancé dans le projet d'écrire. Celui-ci remonte aux années 30. Dans une lettre à Georges Duhamel(3), alors chez Gallimard, il écrivit : […] Je me permets de vous écrire pour vous demander conseil. Voilà : j'ai 28 ans et rien ne m'a préparé à écrire des livres. J'ai quitté l'école après le certificat d'études primaires. J'ai travaillé la mécanique puis dans les bureaux. Puis j'ai échoué finalement dans le chômage dans les trente-six métiers et la misère […]. Son premier roman, Les Coups, était déjà terminé depuis 1936. Ce n'est qu 'en 1941 que Gallimard accepte de le publier. Il fut salué par Raymond Queneau et André Gide qui parlera à cette occasion du drame même de l'expression des mots(4). Un prix Nobel de littérature et un satrape du Collège de Pataphysique : on a connu pire ; suivirent L'Homme au marteau en 1943, La Lucarne en 1945, Nous avons les mains rouges en 1947, La ville de plomb en 1949, Je suis un monstre en 1952, et Justice est faite en 1954.

 

 

 

          Pendant la période d'avant-guerre, Meckert aura néanmoins connu les petits boulots alimentaires : vendeur de stylos sur la voie publique, photo minute dans les foires, bobineur, camelot, détective dans une agence de renseignement : il en témoignera d'ailleurs dans une interview à Je suis partout(5) du 7 mars 1942 Ma plus belle expérience ce fut d'être employé dans une agence de police privée. Point de filatures mais des enquêtes commerciales. C'était le temps où on achetait à crédit et nous devions aller sur place engueuler les gens quand les traites restaient impayées. J'ai fait ça un an... Plus tard employé aux écritures à l'État-Civil de la Ville de Paris en 1941, c'est à partir de 1943 qu'il vivra désormais définitivement de sa plume non sans être passé par les maquis de la forêt d'Othe entre Bourgogne et Champagne. Il décrira en 1947 dans Nous avons les mains rouges l'errance et la déshérence de ces combattants qui n'avaient pas voulu déposer les armes. Mais Meckert ne se sent pourtant pas à l'aise dans le milieu littéraire auquel il faut bien le dire il appartient désormais. Il notera dans ses carnets : J'aime la littérature et je souffre profondément de voir que c'est un monde de fer. Dans ce monde fermé, on ne peut entrer qu'en courbant l'échine. Et ça, je ne le peux pas. Sans doute ne le veut-il pas non plus. C'est à l'instigation d'un autre Duhamel, Marcel celui-là, grand ami de Jacques Prévert que la mue va s'opérer. Mais le nom Meckert, pour les besoins de la cause, ne fait pas assez américain. La culture des vainqueurs déferle alors sur l'Europe : va pour John Amilanar. La fameuse Série Blanche de Gallimard refusant désormais quasi systématiquement ses romans, c'est donc dans la Série Noire, sans oublier de raccourcir son désormais nouveau nom de plume, John Amila(6) puis Jean Amila. Le premier roman Y a pas de bon Dieu !, sera publié en 1950. La jaquette précisera : adapté de l'américain par Jean Meckert, pur effet marketing mais cela fonctionne. Alors... S'en suivra une œuvre qui comptera vingt-et-un romans en trente-cinq ans. Meckert/Amila gagnera ainsi sa vie sans oublier une activité vers le cinéma et la télévision. Six des ses romans seront adaptés sur le grand écran ainsi que cinq à la télévision, et il signera le scénario et les dialogues de cinq longs métrages. En 1971, il publie sous son véritable nom(7), aux Presses de la Cité, La Vierge et le Taureau dans lequel il dénonce l'administration coloniale française et les expérimentations nucléaires  dans les atolls de Mururoa. Il sera par la suite agressé en janvier 75 et retrouvé dans la rue, peut-être roué de coups, et il entrera par la suite dans une profonde dépression qui le laissera amnésique et assommé par les médicaments, incapable d'écrire pendant plusieurs années. Les médecins parleront eux de crise d'épilepsie. Le mystère ne sera jamais dissipé. Néanmoins en 1986, il parviendra à rédiger à la troisième personne, Comme un écho errant roman dans lequel il livre une manière d'introspection sur sa jeunesse en guise de thérapie. Ce livre refusé par Gallimard sera édité aux éditions Joseph K. en 2012. Il avait renoué avec Jean Amila entre 1981 et 1985 avec quatre ultimes livraisons à la Série Noire, parmi lesquels Au balcon d'Hiroshima dont il dira : Hiroshima annonce l'époque où le monde entier est à la merci d'une caste qui peut disposer de la vie de milliards d'hommes. C'est contre ça que j'essaie de me battre, même en écrivant des romans noirs. Il meurt le 7 mars 1995 et sera inhumé au cimetière de Paley dans la paisible et profonde Seine-et-Marne, non loin de son village de Lorrez-le-Bocage, sa tombe étant totalement laissée à l'abandon à ce jour.

 

 

 

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          Très rares sont les auteurs comme Jean Vautrin ou Pierre Lemaître, respectivement Prix Goncourt en 1989 et 2013, à avoir fait le chemin inverse de celui de Meckert : passer du polar au roman en une démarche qu'on le veuille ou non, d'ascension sociale souligne, comme si les polars n'étaient pas des romans, Nicolas Chevassus-au-Louis(8). C'est bien méconnaître les ressorts et les fondamentaux de la littérature prolétarienne que d'opposer un genre à un autre. L’œuvre de Jean Meckert/Amila est globale et unique. N'a t'il pas eu le choix ? il fallait bien bouffer, au moment ou la Série Blanche lui fermait hermétiquement ses portes et que s'ouvraient en grand celles de la Série Noire, c'est bien tout un ensemble de situations romanesques, de personnages issus des classes populaires, ouvriers ou paysans, qui sera mis en scène, toute une vision jamais apitoyée et bien loin du populisme pour ces petits hommes(9) qu'il connaissait si bien, dont il avait partagé la misère même s'il ne sera pas toujours très tendre avec eux. Foin de la prestigieuse Blanche alors, Meckert sera un des soutiers de la Noire et cette « relégation » sent toutefois un peu son mépris. N'empêche, l'indépendance financière est au rendez-vous. […] Durant trente années de sa vie il n'avait sans doute écrit du roman noir que parce qu'il y avait un marché permettant d'en vivre.[…].

 

 

 

 

           Toujours puissamment teintée d'anticléricalisme et d'antimilita-risme, l’œuvre de Meckert ne se morcelle pas. Et si l'homme ne fut pas à proprement parler partie prenante du mouvement libertaire du vingtième siècle on peut écrire sans se fourvoyer qu'il fut toujours intellectuellement très proche des anarchistes sans pour autant s'engager, une manière de maçon sans tablier en quelque sorte.

 

 

 

           À l'instar de Gaston Couté(10), Jean Meckert disait de lui-même : Je suis un ouvrier qui a mal tourné, pas sûr que l'écrivain puisse en dire autant.

 

 

                                                                                                     Jean-Pierre Gault pour l'APLO

 

On notera également avec plaisir l'indispensable et remarquable travail des éditions Joëlle Losfeld qui a réédité à ce jour sixt titres et un inédit(11), en attendant laVille de plomb pour 2021, préfacés par Stéfanie Delestré et Hervé Delouche, les revues 813 n°93 de juin 2005 et Temps Noir n°15 de juin 2012.

 

NOTES :

1 - Comme un écho errant page 157 Joseph K. éditeur

2 - Libération du 24 mars 2005 dans un entretien avec son fils.

3 - A surtout ne pas confondre avec Marcel Duhamel qui interviendra plus tard.

4 - Le Figaro du 2 juin 1942

5 - Principal journal collaborationniste et antisémite pendant l'occupation nazie

6 - Amila pour Ami l'Anar bien sûr.

7- Il écrivit également sous les pseudonymes d' Édouard, Edmond ou de Guy Duret, d'Albert Duvivier, de Mariodile et de Marcel Pivert (sans doute un clin d’œil à Marceau Pivert dirigeant du principal courant révolutionnaire au sein de la S.F.I.O. pendant le Front Populaire).

8 - Médiapart du 13 août 2018

9 - Jean Meckert, grand écrivain des petits hommes par Bertrand Leclair Le Monde 8 février 2020

10- Gaston Couté, La Chanson d'un Gas qu’a mal tourné. Œuvres complètes en cinq tomes et un glossaire, Le Vent du Ch'min éditeur

11- La marche au canon