Gérard  LEMAIRE

        Nous présentons ici un choix de poèmes de Gérard Lemaire.

 

        Gérard Lemaire est né le 1er novembre 1942 à Saint-Quentin (Aisne). Titulaire du C.E.P. (le "Certif'") et d'un certificat d'aide-comptable, il est d'abord employé de bureau dans une usine textile de Saint-Quentin, puis exerce plusieurs emplois, connaissant précarité et chômage. Il séjourne ensuite quatre mois dans un kibboutz (1966-1967), puis gagne l'Amérique latine, les U.S.A., le Canada (1969-1971). Rentré en France, il connaît à nouveau chômage et boulots précaires. Il publiera le Journal d'un chômeur aux éditions Fédérop (1976).

        Il adhère au Parti Communiste en 1966 et en est exclu en mars 1969 ; il publiera en 1970 le Bilan d'une adhésion au P.C.F. .

       Il est également l'auteur d'un mémoire de maîtrise sur Panaït Istrati (Paris VIII, 1984) pour lequel il sera l'un des invités de Radio Libertaire la même année.

        Il décède à Concremiers (Indre) le 7 octobre 2016.

       Il est l'auteur de plus de 10000 poèmes, publiés dans 200 revues :"Saisir au vol l'indifférence du monde, sa triste barbarie, voilà le sujet de mes poèmes."

       A noter que de nombreux poèmes de Gérard Lemaire sont publiés sur le blog de sa veuve : blog mediapart lemaire marie josèphe .

      A noter encore que la bio-bibliographie complète de cet auteur est désormais disponible dans le « Répertoire des écrivains ouvriers » et dans notre Base de données.

       Voici donc un choix d'une vingtaine de ses poèmes :

 

 

    

H o r i z o n

 

Le dernier poème de Georg Herwegh

Était un appel à la grève générale

Il apparaît aujourd'hui tel un monstre

Sorti de quelques enfers océaniques d'ailleurs

C'était juste un allemand sans frontière

Il dut se réfugier un temps à Paris et à Strasbourg

Comme ça de rares noms flottants

Baignent dans l'oubli universel le plus contrôlé

Nulle part ces profils sur les rayons

Des librairies maisons de la presse et autres

Où paradent mille et mille revues-magazines

Sur l'art de passer son temps à ne rien faire

L'écran ensuite absorbe les Restes

les néo-poètes s'agenouillent entre les fesses des dictateurs

 

          Gérard Lemaire   2004

 

 

Georg Herwegh, 1817-1875, poète allemand, traducteur, révolutionnaire,

 

 

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Effet de réel.

 

 

Malgré que l'on ne les entende nulle part

(radio, télé, etc.)

Des gens un peu partout continuent d'écrire des

poèmes

Avec assiduité et conviction

Vaille que vaille

Trop tranquilles

La plupart ont tous la même profession dans

les chaires

Car il faut bien vivre

Honnêtement et c'est difficile

Malgré tout la lie manque à l'appel

pas de vagabond (autre qu'en vers), de balayeur,

de chômeur, de bon à rien, de ramoneur, de

malade mental, de batelier sur péniche,

d'ouvrier de ferme, d'O.S. Tous postes, etc.

Le poème fait un sacré tri et un tri sacré comme qui dirait

Le Normatif serait-il là beaucoup plus puissant

qu'ailleurs

Quel dommage !

 

                                                             Gérard Lemaire   2004



 

 


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Là obsédant

Ce poème d'Alberti

« Les paroles ne servent à rien »

Il regardait les bombes tomber

Des avions fascistes

Des avions qui écroulaient le peuple

Et le droit

Et cette République

Ce poème d'Alberti

Je n'en connais que des bribes

Ibanez le chante

Mais le texte est introuvable

N''existe nulle part

Aujourd'hui même

La vérité n'a pas le droit d'exister

 

                                                          Gérard Lemaire    2004



Rafael Alberti Merello, 1902-1999, poète espagnol ; un des fondateurs de la revue révolutionnaire « Octobre » ; exilé en France puis en Argentine et en Italie ; il a écrit le poème dont il est question ici, en 1937 quand la guerre d'Espagne est commencée

Paco Ibanez, né en 1934, est un chanteur espagnol, engagé et libertaire



 


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Il ne fait pas bon d'être communiste

Il ne fait pas bon d'être ouvrier

Et encore moins bon d'être

Ouvrier communiste

C'est l'ouragan

Des persécutions

T'es recopié

Sur les listes noires

T'es incendié

Sur tous les trottoirs

Soit n'importe quoi

Sauf cette racaille

On extermine

Pour le bien de l'usine

 

                                   Gérard Lemaire   2004



 

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 Le Système adore l'exotisme

 

C'est sa rose à la boutonnière

Quelqu'un qui vient de loin

Mais un vrai

Celui qui ne se discute pas

Un exilé torturé magnifique

Il a vécu tous les sanglots

Toute la gamme la plus inédite

Alors là le monde peut tourner

Il s'est rafraîchi l'épiderme

Les massacres ont un goût charmant

Avec cette place en privilège

Le chômeur peut sucer sa corde

Le seul s'abattre sur le trottoir

   

                                               Gérard Lemaire   2004




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Julius Janonis

Pas un jour sans toi

 

Pas un jour sans ouvrir le jour
Pas un pas hors des volutes d’air des peuples

Ton nom brille d’un flamboiement
Tu as crû si vite et si fort

Et la Lituanie ne t’oubliera pas
Et ceux qui souffrent dans les pavés non plus

Tu demandais ce pain qui n’est pas encore venu
Tu voulais que le rayon des humbles soit paisible

La peur détruisait les corps d’un coup
Toute la neige d’un coup tombait sur toi

Pauvre de si haute misère
Quel atome t’oublierait dans les charniers d’ici

   

                                                        Gérard Lemaire    2010

 

     Julius Janonis (4 avril 1896 - 30 mai 1917) était un poète et écrivain lituanien. Né dans une famille de paysans pauvres, il commença à écrire et à traduire des poèmes à l'âge de 14 ans. Il fut emprisonné deux fois pour activités révolutionnaires. Il contracta la tuberculose et se suicida à l'âge de 21 ans. Dans son pays, Janonis fut salué comme le « premier poète du prolétariat ».

publié dans "Nécessaire crier longtemps", La Sève, réalisation Laurence Amaury (Mons), 2010




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Repasseuse
De cols
Amidonnés

Le dos courbé
Le dos cassé

Pour les cravates
Ô pauvre repasseuse
Tu n’es rien que cette main
Qui revient et repart

Tu n’as de cesse
De donner toutes tes forces
Pour l’insouciance de tes enfants
Qui courent jouer dans les rues

Ton sort n’a pas le temps de vivre
O repasseuse frottant
Avec ardeur le tissus blanc

 

         Gérard Lemaire  2012

 

 

publié dans Écho de Ch'Nord, Yvette Vasseur




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Hommage à Pissarev.

 

Que dit le poète au chômeur

« Je suis chômeur comme toi

Mes vers te ressemblent

Ils te cherchent même avec ardeur

Mais leur syntaxe est trop

Pauvre pour attirer celui qui paie

Alors je n'existe que dans

Une sorte de hoquets d'agonisant

Pas de travail pour moi non plus

Les stylistes dominent la place

Nous grattons le sol épouvantable

Dans le fond des ornières"

Le chômeur lui fait un signe fugitif

Avant de disparaître

 

                                   Gérard Lemaire  2004

 

dans "Inachevé vers toi", poème d'un volume de poésie en attente d'éditeur

Dmitri Pissarev, (1840-1868), révolutionnaire et nihiliste russe, critique littéraire et traducteur ; adversaire acharné de l'Art pour l'Art ; les gens « affamés et nus » pour lesquels il combattait ne trouveront jamais, d'après lui, le bonheur par l'art qui coûte cher et anémie le pays ; son nihilisme artistique et littéraire a montré qu'on ne peut pas à la fois réaliser une littérature de propagande et viser la perfection esthétique. (Dictionnaire des littératures, Quadrige, PUF)




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Nous sommes vivants mais que faisons-nous

Sinon attendre les bourreaux

Ils viennent

Sans masque

Et sûrs d'eux

Ils sont là ils ont veillé à notre embaumement

N'avons-nous pas été gavés comme des oies

Gavés de discours ignobles

Avalés les yeux au ciel

N'avons-vous pas accepté les meurtres des

meilleurs de nos frères

N'avons-nous pas vu que nous n'étions que des

bêtes de somme

Et cette chair

Qui s'escrimait à être

démesurément offerte

Que faisons-nous

Sur le palier des files d'attente

Que faisons-nous

Rasés de près répudiés du néant

                                           Gérard Lemaire      29.12.06




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C'est tout simple

Il n'existe que la crasse sociale

Qui dévore tout

C'est tout simple comme dit l'autre

Moi je dis qu'on ne peut rien faire

Rien faire de bien

Dans une répétition historique

Tant que cette lèpre sociale

Cette injustice fantastique

Cette injustice innommable

Ne sera pas combattue

Ne sera pas dénoncée

Avec la réalité de la voix et du ton

Avec la réalité toute entière

Cette mort sociale n'est pas à la

petite semaine

Elle nous prend par derrière et aussitôt

par devant

Pour abattre

Elle rend tout geste d'humanité sans

possible

Et la plupart ne le savent pas

           

                                Gérard Lemaire              14/01/07





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Comment appeler cela ?

 

Qui fera rentrer dans un poème

Ces quatre mille huit cents mineurs morts

Dans le bassin du Donbass

De cette Ukraine indépendante depuis 1991

Hommage au journaliste de bas de page qui

Ose donner cette information après la énième catastrophe

En ce novembre 2007

Les compagnies privées se sont ruées sur ce travail humain

Elles l'ont dépecé en négligeant les règles de sécurité

En creusant plus loin par le fond des galeries

Je me sens indescriptible devant le silence

Qui entoure de tels faits de tels ravages exactions

Légales – préférant ne rien ajouter

Par exemple sur les ouragans de fausses paroles que l'on entend ici

 

                                                   Gérard Lemaire             20/11/2007




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La révolution commencera un dimanche

Elle déliera les lèvres liées par la douleur

Ce jour-là sera un dimanche sans fin

Il avance en tenant à chaque fois son flambeau

Ce jour-là où s'arrêtera la domination du Vide

Où viendra sans crainte l'homme reconstitué

Ô dimanche d'éveil sans messe

Quand les bras tiendront les bras de la parole

J'entends ces pas qui bougent

Ils changent le monde avec la certitude de toujours

Reculeront et s'éteindront les gosiers de la pluie et du beau temps

Il y aura des voix parfaites dans leur accent

Il y aura le chant qui unit tous les prolétaires

Ces longues files estropiées qui attendent un procès

 

                                                                Gérard Lemaire,     2012




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 Dans l'île aux bagnards.

 

J'ai traversé le désert d'Australie

À pied

La route sur le dos

Guettant un chantier quand il y en avait un

Il m'a fallu abandonner une brouette de ciment

Trop lourde en haut d'une planche

Il m'a fallu fuir tel un esclave damné

La honte dans les jambes et dormir dans les pierrailles

À Darwin j'ai trouvé asile dans une grotte

Avec toute une bande de trimardeurs et de vagabonds

Jusqu'à ce que les cognes y débarquent

Pour nous emmener liés vers les sales boulots

                   

                                                       Gérard Lemaire      1997

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Cette voix du poète prolétarien mort

En Lituanie

 

Il était sans pain sans logis peut-être une femme

Bien qu’il fût avenant

Il marchait dans une neige qui l’ensevelissait

Écrivant en futur son chant pour l’amour

Sans issue

La porte du boyard était fermée

Où allait-il   où dormait-il

Sur ce chemin de terre gravissant

C’était Julius Janonis

Né dans un village tombeau d’oubli

J’entends ses poèmes dans son nom

Ses poèmes qui ne me parviennent pas

 

                                                    Gérard  Lemaire    2010

 

 

dans  « Nécessaire CRIER longtemps », publié par Sève, Mons

et p317 dans "Gérard Lemaire, un poète à hauteur d'homme", mai 2019 au Contentieux, Toulouse

Julius Janonis (4 avril 1896 - 30 mai 1917) était un poète et écrivain lituanien. Né dans une famille de paysans pauvres, il commença à écrire et à traduire des poèmes à l'âge de 14 ans. Il fut emprisonné deux fois pour activités révolutionnaires. Il contracta la tuberculose et se suicida à l'âge de 21 ans. Dans son pays, Janonis fut salué comme le « premier poète du prolétariat ».





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Je ne sais où aller manger

Je ne sais où aller dormir

Personne ne m'attend nulle part

Le froid est si intense dans le

Bruit de la ville

Et les visages si posément beaux

Mes griffes glissent sur toi

Tu es si tendre et habillée de fleurs

Je ne sais où porter ces yeux

Et le chemin revient chez mon père

Où la chambre de toujours est plus triste

Où dois-je vivre avec mon destin

 

                                                     Gérard Lemaire       2001

 

 

dans "Douches chaudes pour vagabond"   (volume en attente d'éditeur)

 

 

 

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Qui parlera ?

Qui dénoncera nos assassins ?

Et les miens ?

Qui se lèvera d’entre les lâches ?

Qui jettera la censure qui fait leurs prodiges ?

Quelle femme encore la première jettera le masque ?

Qui viendra sur ses béquilles sur son fauteuil

roulant qui viendra avec ses lunettes

d’aveugle

dénoncer les juges

désigner les automates aux mains grises

Parler des coups qu’ils ont montés

Parler des sbires et des espions qu’ils ont

payés

Quel travailleur s’avancera

Mais à quelle splendide tribune

Par quels moyens inexistants

Qui criera à qui ce que les assassins ont

fait de nous

et les assassins de la Liquidation Totale

Ô poisons sophistiqués

Bulles d’air dans les veines

Les Mata Hari clinquantes sur les bordures

envoyées par les fusées

Le Saisissement enfin

Qui parlera

Qui nommera la foi meurtrière des ouailles

tranquilles

dans leurs bunkers de fausse parole

Qui ?

 

                                                      Gérard Lemaire

 

 

p54 dans "Quelque part ils ont tué le peuple"     éditions Les Deux-Siciles (1999), Ozoire la Ferrière (77)




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Un baiser à la misère

Un baiser à la misère

Le dernier

Le dernier

Ce n'est jamais le dernier

Ce n'est jamais le dernier

Où se trouve-t-elle on ne la voit pas

Et elle crève les yeux

On pourrait devenir fou à la regarder

Si on la voyait

Jusqu'à ces visages de femmes intensément belles

Noyées dans les nuages au vitriol

Elle suinte elle suinte

Elle étrangle dans les spasmes

 

                                        Gérard Lemaire 2008

 

 

 

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l'opprimé

L'angoisse de l'abîme

Qui est là

Présent dans le verbe

L'opprimé a-t-il un seuil ici-bas

Existe-t-il cet escalier

Existera-t-il au delà du feu des armes

Ils nous ferment la bouche

Ils nous laissent mourir

Au milieu de l'indifférence

L'opprimé n'a pas de frère

Son souffle a l'odeur de la cendre

Des ombres derrière lui

Mesurent ses pas

Ses lettres

Ses bouteilles à la mer

Ne sont jamais arrivées nulle part

les cortèges passent

Mais sont-ils moins seuls dans ces foules

demain est toujours là

Sans que rien ne s'arrête

   

                                       Gérard Lemaire     

 

 

la barre du sept (volume qui cherche un éditeur)




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    Pourquoi sont-ils si abstraits ?

Ceux qui mentent en se laissant aller

Se demandent d'où vient la poésie

Ils disent qu'elle demeure toujours indéfinissable

Ces pauvres perturbateurs ne voient pas plus loin que le bout de leur nez

Même si celui-ci peut être assez long

Ils ne voient pas le bûcheron qui coupe le bois

Ils ne regardent pas le paysan sur son tracteur

Ni l'éboueur qui passe retirer leurs ordures

Ils ne voient pas les gens qui la nuit font tourner

Les machines pour le gaz l'électricité les meubles

Ils ne voient pas celui qui fabrique leur chaise

Ni même l'imprimeur ou le metteur en scène

La poésie est d'abord entre ces mains-là

Où apparaîtrait-elle je me le demande encore

 

                                                         Gérard Lemaire 2008

 

 

p29 du livre "Gérard Lemaire, un poète à hauteur d'homme"             le Contentieux, Toulouse



 

 


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Champs rouges



A sept heures trente ce matin

Une vive voix de femme m'apprend

Que les émigrés en Italie récoltant les tomates

Ne sont pas vraiment payés / sauf à coups de barre de fer

S'ils osent s'enfuir des gardes les rattrapent

Et les battent / parfois à mort

Ces fantômes d'esclaves n'ont aucune existence

Réelle ou légale en quelque sorte

C'est une main-d'oeuvre violemment offerte

Pour servir les marchés attrayant des villes

Les carabiniers ferment les yeux sur ces banalités

D'autres proies en nombre affluent s'il y a des trous

Un journaliste clandestin embauché a révélé ces faits

Il craint maintenant pour sa vie

Ceci a lieu aujourd'hui dans une République d'Europe très à l'Occident...

 

                                                                          Gérard Lemaire 28.9.2006