L'épuration des bibliothèques populaires

à Saint-Etienne (1940-1944)

 

 

 

     Durant plus d'un siècle, les bibliothèques populaires stéphanoises ont constitué un puissant outil municipal au service de la promotion de la lecture en milieu populaire. Longtemps resté en marge de l'histoire du livre et des bibliothèques, le modèle des bibli0thèques populaires fait l'0bjet d'un regain d'intérêt depuis quelques années : en témoignent de nombreuses publications et travaux universitaires, ainsi que la patrimonialisation d'une « bibliothèque populaire témoin » par la Médiathèque Tarentaize. En attendant une grande exposition qui permettrait aux Stéphanois de redécouvrir la richesse et l'originalité de ces bibliothèques, cet article se propose de retracer leur histoire en se focalisant sur les tensions politiques qui se cristallisèrent autour de ce symbole républicain en étudiant un évènement historique méconnu : l'épuration des bibliothèques populaires de Saint-Étienne pendant la seconde guerre mondiale.

 

Des origines des bibliothèques populaires et leur situation en 1940.

 

          A la faveur d'une relative libéralisation du régime impérial au début de la décennie 1860, de nombreuses initiatives voient le jour partout en France afin d'encourager l'éducati0n et la lecture populaire. Parmi celles-ci, la Bibliothèque des Amis de l'Instruction à Paris (1861), la Société Franklin (1862) et la Ligue de l'Enseignement (1866) jouent un rôle primordial dans la multiplication des bibliothèques populaires. A Saint-Étienne, malgré l'opposition des élites conservatrices, l'eff0rt de certaines municipalités contribue à la création d'un dense réseau de bibliothèques au service de la lecture populaire.

 

La création contestée des premières bibliothèques populaires

 

          En 1865, à l'initiative de notables libéraux, la municipalité stéphanoise dirigée par Benoît Charvet décide de l'ouverture de deux bibliothèques populaires situées Rue de la Vierge et Place Jacquard1. Par la fourniture d'ouvrages pouvant être lus à domicile contre cautionnement, ces bibliothèques, installées dans des locaux affrétés par la mairie, viennent combler un vide qui profitait jusque là aux bibliothèques paroissiales. En effet, si Saint-Étienne dispose depuis 1831 d'une Bibliothèque Municipale qui déménage en 1861 dans le Palais des Arts, celle-ci n'a pas vocation à promouvoir ce qui ne s'appelle pas encore la « lecture publique ». Héritage de la Révolution Française, la bibliothèque municipale se distingue alors par son souci de conservation et d'enrichissement du patrimoine, par son caractère scientifique» et par l'impossibilité du prêt à domicile. En se proposant de mettre entre les mains du plus grand nombre des ouvrages de « voix de la liberté ›› (George Sand, Victor Hugo; ...), les bibliothèques populaires stéphanoises deviennent dès 1867 l'objet d'une polémique qui très vite prend une ampleur nationale. Relayée par le "Mémorial de la Loire", une pétition rédigée par les élites conservatrices catholiques dénonce les « publications malsaines, antisociales et antichrétiennes »2 fournies aux ouvriers de la ville. L'affaire remonte jusqu'au Sénat et 0blige le ministre de l'Instruction publique de l'époque, Victor Duruy, à trancher en faveur de la légalité des bibliothèques populaires tout en renforçant le pouvoir de contrôle de l'État sur leurs acquisitions. A Saint-Étienne comme partout en France, cette polémique et la décision du ministère mettent un frein à l'expansion de ce modèle de bibliothèques. Peu d'années après leur création, sans que les Archives ne puissent l'expliquer, les deux bibliothèques populaires stéphanoises ferment, et leurs ouvrages sont regroupés en une seule bíbli0thèque populaire placée au sein du théâtre municipal. Pour autant, dès les années 1880, de nouvelles créations de bibliothèques populaires témoignent d'un volontarisme municipal en faveur de la diffusion de la lecture.

 

 

Les « petites bibliothèques de la République » (1880-1940)

 

          En dépit de la contestation dont elles font l'objet dès leur naissance, le nombre de bibliothèques populaires va s'accroître considérablement au cours de la III° République à Saint-Étienne. A la faveur de l'investissement de municipalités radicales-socialistes et socialistes, le nombre de bibliothèques populaires passe d'une seule en 1875 (celle du Théâtre) à plus d'une vingtaine en 1939. Deux vagues de créations de bibliothèques populaires sont notables : la décennie 1880, sous les mandats de Victor Duchamp, Pierre Madignier et Émile Girodet, et la décennie 1920 à la faveur de l'engagement fort du maire Louis Soulié. Ces bibliothèques populaires symbolisent sur le plan éducatif et culturel l'action de ce « socialisme municipal » au service des classes ouvrières tel qu'il a été étudié par l'historien Jean Lorcin3. La création de ces bibliothèques populaires témoigne également de la transformation de la ville et de la densification progressive de certains quartiers dans lesquels s'ouvrent de nouveaux établissements scolaires. A travers deux pétitions. réclamant en 1892 la création d'une bibliothèque populaire dans leur quartier, les habitants de La Chaléassière et de Monthieux témoignent également des progrès de l'alphabétisation dans les milieux populaires et de leur aspiration à des loisirs culturels.

          Exceptée la bibliothèque populaire du Théâtre (détruite dans l'incendie du Théâtre municipal en 1928), toutes les bibliothèques populaires sont implantées dans les écoles publiques de garçons et sont entretenues par le directeur de l'établissement en question. Situées dans des écoles, ces bibliothèques n'en restent pas moins ouvertes à tous les habitants du quartier qui peuvent emprunter des ouvrages contre une caution au montant variable suivant les décennies. Jusqu'à la fin du XIX°, les bibliothèques sont ouvertes deux fois par semaine : le jeudi de 19h30 à 21h et le dimanche de 14h à 17h. Devant la faible fréquentati0n le dimanche, le conseil municipal décide de remplacer l'ouverture dominicale par une ouverture le mardi soir de 19h à 21h. Les missions du responsable de la bibliothèque sont multiples : il est chargé de l'entretien des livres et du mobilier, de la bonne tenue du local et du prêt auprès des particuliers.

          Jusqu'à la fin du XIX°, l'État garde un pouvoir de contrôle très important sur les bibliothèques populaires. En effet, le préfet est chargé de l'attribution des ouvrages octroyés par le Ministère de l'Instruction publique ; il nomme les membres de la Commission d'Inspection et d'Achat (CIA), commission municipale chargée de lui remettre annuellement un rapport sur l'état des bibliothèques : son avis est requis pour toute entrée de nouvel ouvrage (dons, acquisitions). A partir du début du XX° siècle, le contrôle et la gestion des bibliothèques sont de plus en plus du ressort municipal : les mairies achètent directement auprès de libraires les ouvrages destinés aux bibliothèques populaires ; mais surtout une assez large autonomie est laissée aux directeurs des bibliothèques de plus en plus associés aux commandes des ouvrages. Un certain libéralisme s'est opéré, en témoigne la prise en compte grandissante du souhait des lecteurs dans le choix des acquisitions.

 

 

Situation des bibliothèques populaires de Saint-Étienne en 1940

 

          En 1940, la ville de Saint-Étienne peut s'enorgueillir de compter 25 bibliothèques populaires actives sur l'ensemble de la ville. Ce nombre ne doit pas faire oublier la grande hétérogénéité qui existe entre elles ni les critiques dont elles peuvent faire l'objet avant-guerre de la part du bibliothécaire de la ville. En tant que responsable de la bibliothèque municipale, Pierre Lévêque, formé à l'École des Chartes, témoigne d'une attitude relativement condescendante à l'égard de ces petites bibliothèques de quartier tenues par des non-professionnels parfois peu soucieux de maintenir leur catalogue à jour.

          Si les premières statistiques sur les bibliothèques populaires ne datent que de 1944, elles nous permettent cependant de nous faire une idée assez fidèle du fonds de ces bibliothèques. Le nombre d'ouvrages présents dans les différentes bibliothèques populaires stéphanoises témoigne de I'ancienneté ou non de celles-ci. Les bibliothèques des écoles du Soleil, de la rue des Passementiers, de la rue Valette ou encore de Gaspard-Monge, toutes fondées autour de 1880, disposent en moyenne d'un fonds d'ouvrages compris entre 3200 et 5000 volumes. A contrario, la dizaine de bibliothèques populaires créées à partir du milieu des années 1920 ont moins de 1000 volumes sur leurs étagères. Les bibliothèques dont les fonds sont les plus anciens permettent de se rendre compte de l'évolution des types d'ouvrages acquis par les bibliothèques populaires.

          Jusqu'à la fin du XIX°, le caractère éducatif de la bibliothèque populaire s'affirme par la présence d'ouvrages de vulgarisation scientifique et technique, d'Histoire et de Géographie, qui sont en nombre prépondérant par rapport aux œuvres classiques de la littérature et aux grands romans feuilletons du XIX° (Walter Scott, Fenimore Cooper, Alexandre Dumas, Eugène Süe). A partir du début du XX° siècle et de la municipalisation progressive des achats, les bibliothèques populaires accordent de plus en plus de place aux romans, à une lecture dite « distractive » largement plébiscitée par le lectorat populaire. Il n'est pas aisé de dresser le portrait de ce lectorat populaire tant les informations le concernant sont lacunaires (même si celle-ci s'annonce difficile, une étude des registres d'emprunt reste à faire).

           A la veille de la Seconde Guerre Mondiale, la situation des bibliothèques populaires stéphanoises est contrastée. D'une part, elles essuient les critiques du bibliothécaire municipal Pierre Lévêque qui les juge vieillissantes et parfois mal tenues ; mais d'autre part, elles ont reçu le soutien de municipalités qui ont privilégié leur développement et leur création au point de faire de Saint-Étienne une ville bien équipée dans ce domaine.

 

Bertrand p06

 

Carte de la Ville de Saint-Etienne sur laquelle sont notés les emplacements des différentes Bibliothèques populaires (points rouges), Sans date, (AMSE 16D8)

 

 

La Révolution Nationale en bibliothèque : l'exemple des bibliothèques populaires stéphanoises.

 

          L'offensive allemande au printemps 1940 entraîne la déroute des armées françaises et avec elle la chute de la III° République. Accusé d'être responable de la défaite, le régime parlementaire et républicain est, aux yeux du Maréchal Pétain, synonyme de décadence. Arrivant au pouvoir, il met en œuvre dès l'été 1940 un programme idéologique baptisé Révolution Nationale, dont le cœur idéologique est la restauration de l'ordre moral. Dans un premier temps, sans directement s'attaquer aux bibliothèques publiques, le régime de Vichy pointe notamment du doigt le corps enseignant comme responsable de la défaite. A Saint-Etienne, la délégation spéciale nommée par le gouvernement de Vichy après la suspension du conseil municipal « front populaire » élu en 1935, ne tarde pas à former une commission chargée de la censure des bibliothèques populaires désignées responsables de l'affaiblissement moral du pays .

 

Bertrand p08

 

La Révolution Nationale, l'éducation et le livre: idéologie de réaction face à l'effondrement

 

          Aux yeux des hommes de Vichy, la défaite militaire française est avant tout le résultat de l'effondrement moral du pays. En ce sens, œuvrer à la reconstruction morale et intellectuelle de la France est une des priorités du nouveau régime. Cette restauration s'effectue notamment par une reprise en main autoritaire de l'institution scolaire et par une censure des manuels scolaires.

          Dès 1934, dans un discours prononcé à l'occasion du banquet de la célèbre « Revue des deux mondes », Philippe Pétain prouve que l'école et la jeunesse sont déjà des préoccupations importantes à ses yeux. Publié, ce texte suscite l'émoi de la profession enseignante accusée de « se donner ouvertement pour projet de détruire l'État et la société »4. Le grand texte fondateur de la politique scolaire de Vichy, paru en août 1940, est une nouvelle fois signé de la main du  Maréchal  Pétain. Dans  cet  article-manifeste  intitulé  «Politique  sociale  de l 'éducation», il assigne à l'école la mission de célébrer « la famille, la société, la patrie » et plus loin, il oppose le travail et l'expérience à une culture pseudo-livresque »5.

          Les efforts de Vichy se concentrent alors sur deux fronts : d'une part, œuvrer à la dépolitisation du corps enseignant en mutant ou révoquant certains instituteurs syndiqués et en fermant les Écoles Normales accusées d'être des foyers du laïcisme et du pacifisme; d'autre part, en remettant en question la liberté pour l'instituteur de choisir le manuel scolaire utilisé en classe. En effet, le 21 octobre 1940, Georges Ripert, secrétaire d'État à l'Instruction publique fait paraître "une liste de livres autorisés dans les écoles élémentaires publiques".

          Cela dit, à la différence des autorités allemandes qui dès août 1940 s'appuient sur la liste Bernhard pour saisir et détruire en région parisienne plus de 700 000 volumes, le régime de Vichy, tout en continuant à appliquer scrupuleusement la censure préventive d'État rétablie en 1939, n'a pas durant l'année 1941 adopté une politique de censure active et forte des bibliothèques. ll faut attendre l'année 1941 pour voir la Commission Interministérielle publier la première des quatre listes de livres interdits par l'Etat Français en bibliothèques.

Les acteurs d'une censure importante et précoce

 

          La grande spécificité de la censure des bibliothèques populaires de Saint-Étienne repose sur deux critères principaux : la précocité et la rapidité de la mise en mise en œuvre de cette décision et la quantité importante de livres saisis.

          Les premières mesures symboliques de la municipalité vichyste consistent à effacer les traces d'une III° République honnie. Amédée Guyot, président de la délégation spéciale stéphanoise, prend en ce sens deux mesures fortes : débaptiser les noms de rues évoquant les grandes figures républicaines et/ou attachées au mouvement ouvrier et mettre en place une commission chargée de la censure des bibliothèques populaires. S'il obéit de fait à une note du nouveau préfet Marcel Lemoine lui demandant « de faire régner le nouvel esprit du gouvernement de Vichy dans les différentes bibliothèques municipales », force est de constater que la mise en application de cette injonction est effectuée avec zèle. Le 28 novembre, les directeurs des bibliothèques populaires se voient contraints de fermer les établissements jusqu'à nouvel ordre. Le 5 décembre sont nommés les 14 membres de la commission chargée de l'épuration des bibliothèques populaires. Ces membres sont des notables exerçant ou ayant exercé pour la plupart d'entre eux des professions libérales et indépendantes (avocat, industriel, notaire, médecin, écrivain ou même libraire !). La plupart d'entre eux se connaissent, fréquentant les mêmes sociétés savantes ou culturelles (La Diana, Les Amitiés) et/ou les milieux cléricaux très conservateurs» En janvier 1941, le prêtre de l'Église Saint-Louis déclare : « Nous ne pouvons pas ne pas nous réjouir quand on libère l'École publique de l'idéologie partisane et de sa servitude antireligieuse et antisociale, quand on nettoie les bibliothèques et les cinémas »6. Cet esprit revanchard anime profondément l'action des censeurs.

          Durant les dernières semaines de l'année 1940, la Commission chargée de la censure des bibliothèques populaires stéphanoises passe au peigne fin les rayonnages des 25 établissements. Malgré l'absence déplorée de catalogue dans de nombreuses bibliothèques, une liste de plus de 630 titres (pour un total de plus de 1800 volumes) est établie le 27 janvier 1941. Ce sont environ 5 % de l'ensemble des volumes des 25 bibliothèques populaires qui sont ainsi mis à l'index et rendus inaccessibles aux lecteurs (dans la troisième partie de cet article sont analysés le type et la nature des ouvrages censurés).

          Cette censure, dont l'initiative revient au préfet de la Loire et qui donne lieu à une application particulièrement zélée à Saint-Etienne, précède de plusieurs mois la formation au sein du gouvernement de Vichy d'une Commission interministérielle. Cette spécificité s'accompagne d'une autre - le caractère moral de cette censure qui doit énormément à un des membres de la commission chargée de l'épuration des bibliothèques populaires.

 

Bertrand Dr Choupin

Portrait du docteur Choupin issu de l'ouvrage hagiographique

paru peu de temps après sa mort (BMSE : FAR C167 (12)

 

                       

          La présence du docteur F. Choupin au sein de la commission de censure des bibliothèques populaires apparaît comme la consécration pour cet homme qui a fait de la dénonciation de l'immoralité publique le combat d'une vie. S'il existe depuis le début du XX° siècle un consensus entre protestants et catholiques sur la nécessité d'une lutte contre l'immoralité publique, la radicalité et la pugnacité de l'action du docteur Choupin sur ce terrain est sans commune mesure. A l'initiative de la création dès 1911 de la Ligue de Protection de l'Enfant et de la Famille (LPEF, qui apparaît aussi parfois sous le nom de (Ligue de protection de l'enfant contre l'image obcène), il traque le délit d'outrage aux bonnes mœurs dans les moindres détails. En 1911, il fait condamner par le Tribunal Civil de Saint-Etienne les éditions Offenstadt pour avoir publié La vie en culotte courte, revue illustrée humoristique ironisant sur la vie quotidienne des soldats de caserne. Revendiquant 100 000 adhérents, la LPEF mène auprès des municipalités stéphanoises une action de lobbying qui porte principalement ses fruits dans les années 1920 et 1930 au cours desquelles sont pris plusieurs arrêtés municipaux interdisant la vente de dizaines de publications jugées licencieuses. Dans une brochure intitulée Petit guide pour la lutte contre l'immoralité publique publiée en 1930, Choupin théorise et encourage la dénonciation des œuvres s'attaquant à l'ordre social naturel qui repose à ses yeux sur la famille et la morale catholique. Lecteur et financeur de la Revue des Lectures de l'abbé Bethléem,7, il n'est donc pas étonnant de voir son nom figurer en bonne place au sein de la commission d'épuration des bibliothèques populaires. Ayant acquis une connaissance approfondie des « livres immoraux », il participe à faire de cette censure un combat pour la restauration de l'ordre moral.

 

De la censure à l'épuration des « mauvais livres » :  un cas unique dans la région.

 

 Bertrand Liasse

 

Liasse contenant l'ensemble des archives relatives à l'épuration des

bibliothèques populaires de Saint-Etienne (AMSE 1D8)

 

 

          Comprendre cet événement que constitue l'épuration des bibliothèques populaires stéphanoises suppose de mesurer la singularité de cette censure à l'aune d'autres exemples régionaux à la même période.

         Le nombre important et la nature des volumes saisis, et la décision de les pilonner soulignent la dimension exceptionnelle de cette mise sous tutelle des bibliothèques publiques stéphanoises.

 

La censure en pratique : typologie des livres incriminés

 

          L'analyse de cette liste d'ouvrages censurés est riche en enseignements, dans la mesure où elle éclaire plus précisément les intentions et motivations des censeurs. Dans le rapport rédigé par la commission de censure sont ainsi distinguées trois catégories d'ouvrages ayant été saisis : les ouvrages à caractère politique, les ouvrages jugés anticléricaux et enfin les ouvrages qualifiés d'immoraux.

          Sans grande surprise, les « œuvres de polémique sociale dangereuses pour l'ordre établi » rédigées par des penseurs socialistes, communistes ou anarchistes, font les frais de la censure. Cela dit, il faut se prémunir de l'idée fausse selon laquelle ces bibliothèques auraient été des foyers de la subversion et de la contestation sociale : les ouvrages politiques incriminés ne représentent qu'une faible partie (moins de 10%) du volume total des livres censurés. La plupart de ces ouvrages, achetés principalement au début du XX° siècle sous la municipalité Jules Ledin, étaient présents dans un très faible nombre de bibliothèques populaires.

          En distinguant la quinzaine d'ouvrages qualifiés de « polémique religieuse » comme deuxième catégorie de livres censurés, la commission de censure affirme son attachement au respect des institutions et dogmes catholiques. Représentant moins de 3% du volume total, ces ouvrages sont l'œuvre de penseurs rationalistes républicains (Paul Bert, Charles Sauvestre, Henri Roger...) qui participent de l'identification de la III° République à une « République anticléricale »8.

         Enfin, les ouvrages qualifiés « d'immoraux » composent la dernière catégorie de livres censurés qui est de loin la plus importante en terme numérique. En étudiant de prés la liste des romans frappés d'anathème par la commission de censure, il est possible de distinguer trois critères «d'immoralité ». On retrouve tout d'abord, de nombreux romans jugés immoraux dans la mesure où ils remettent en cause les bonnes mœurs et en particulier le mariage, la famille et la morale sexuelle : nombreux romans sentimentaux sont concernés, tout comme les romans d'auteurs homosexuels (André Gide, Oscar Wilde, Colette). L'écriture et la langue peuvent également être un critère d'immoralité comme en témoigne la discrimination quasi-systématique de tous les auteurs du courant littéraire naturaliste (Zola, Maupassant, Huysmans) de même que les auteurs dont la langue et l'écriture se veulent proches du « parler populaire » (Eugène Dabit, L-F. Céline, Henry Poulaille, Francis Carco). Enfin, relativement peu publiés jusqu'alors, les « mauvais genres » que sont le roman policier et la Science-Fiction, sont également victimes de la censure.

 

« Cachez (et détruisez) ces livres que je ne saurais voir... »

 

          Dès le milieu du mois de janvier 1941, les bibliothèques populaires rouvrent leur porte. Les 1811 volumes saisis ont été entreposés à l'Hôtel de ville dans une bibliothèque fermée par un verrou. Encombrante, cette masse de « mauvais livres » embarrasse tout autant les membres de la commission de censure que les responsables du CIA dont la composition est renouvelée en juin 1941. Dès janvier 1941, dans un rapport remis au préfet, la commission de censure des bibliothèques évoque la possibilité de détruire ces ouvrages reprenant par là-même la suggestion de « mettre au pilon certains romans-ordures » émise dès septembre 1940 par L-A Pagès dans les colonnes du Mémorial9. Au cours des différentes réunions du CIA tout au long de I'année 1941, le sort de ces ouvrages est sans cesse débattu et la volonté de pilonner ces publications dont « l’intérêt artistique doit être nul » est réaffirmée10.

          En  mai  1942.  la  commission  interministérielle  d'Épuration  se  prononce  en  faveur du pilonnage des « œuvres pornographiques ». Quatre mois plus tard, le docteur Porte, adjoint au maire et membre du CIA, envoie une note au Chef du service d'entretien de l'Architecture de la cité stéphanoise afin de lui décrire la procédure à adopter pour procéder à la destruction des ouvrages censurés. Le 1er décembre 1942, les 1800 ouvrages sont pilonnés par les papeteries du Valfuret.

          Pour saisir la singularité de cette importante destruction d'ouvrages, il est nécessaire de la comparer avec les mesures prises au cours de la même période dans d'autres municipalités situées jusqu'en 1943 en Zone Libre. A défaut d'une étude exhaustive (qui reste encore à faire). nous pouvons comparer la situation stéphanoise avec celles de Roanne et Lyon.

          La situation roannaise est à première vue assez proche de celle de Saint-Étienne dans la mesure où la ville a reçu dès novembre 1940 la même Circulaire préfectorale demandant de faire le ménage dans les bibliothèques municipales. Cependant, la Censure qui va frapper les bibliothèques roannaises ne se concentre pas uniquenrent sur les bibliothèques populaires mais surtout elle est assez faible numériquement et ne porte quasi exclusivement que sur des ouvrages politiques. A Lyon, tout en étant contraint de faire retirer une certaine liste de livres des rayons de la bibliothèque municipale le bibliothécaire Henry Joly met tout en œuvre pour éviter la destruction des ouvrages. Au plus fort de la guerre, il conseille même à ses confrères bibliothécaires de province d'éviter toute décision hâtive.

 

Après l'épuration : la mise sous tutelle des bibliothèques stéphanoises

          La censure et l'épuration des bibliothèques populaires s'accompagnent d'une reprise en main forte de ces bibliothèques par le pouvoir municipal mis en place par Vichy. Cette mise sous tutelle, qui concerne également la bibliothèque municipale, renforce le caractère autoritaire de l'attitude de la municipalité stéphanoise vis-à-vis de ses bibliothèques et de ses lecteurs.

          A partir de 1941, les directeurs des bibliothèques populaires se voient supprimer la possibilité de choisir les ouvrages qui entrent dans leur bibliothèque. En imposant et en fournissant la même liste d'ouvrages à l'ensemble des bibliothèques populaires de la ville, la CIA affirme sa volonté de faire régner l'esprit de la Révolution Nationale de manière forte et unilatérale. De 1941 à 1943, chaque ouvrage choisi est ainsi acheté en 25 ou 26 exemplaires à la librairie Pasteur. Les auteurs privilégiés sont soit des écrivains locaux connus des membres du CIA (Guy Chastel, Louis Bernard) soit des romans dont les auteurs sont au dessus de tout soupçon d'immoralité (Henry Bordeaux, Mathilde Alanic, Roger Chauviré). Après cette reprise en main, les bibliothèques populaires n'inspirent plus guère de craintes aux élus locaux. Toutefois, c'est au sein de la Bibliothèque Municipale que va maintenant se manifester une forme de résistance à l'autorité de la mairie et à la censure.

          Dans un témoignage datant de 1962, François Ménard, sous-bibliothécaire pendant la guerre, indique qu'Antoine Waton, en charge des affaires culturelles au sein dc la délégation spéciale, avait demandé au bibliothécaire Pierre Lévêque de surveiller et dénoncer les lecteurs qui désiraient consulter des ouvrages jugés « subversifs »11. Sont cités : « les ouvrages de tendance marxiste, communiste et anarchiste », la revue Commune et, plus surprenant, Les fleurs du mal, de Baudelaire ainsi que les œuvres d'Anatole France et Édouard Herriot ! A partir de l'été 1941, Pierre Lévêque, qui jusque-là avait obéi sans réserve aux ordres de la délégation spéciale, cherche à convaincre les autorités municipales de ne pas censurer la bibliothèque municipale craignant « le zèle des incompétents »12. Grâce à son action, la bibliothèque municipale échappe à la censure et à la destruction d'une partie de ses fonds.

 

Conclusion

 

          Les bibliothèques populaires stéphanoises ont payé un lourd tribut durant la Seconde guerre mondiale. Leur censure et la destruction de plus de 1800 ouvrages issus de leur fonds constitue un événement sans équivalent dans la région - au regard des recherches qui jusqu'à aujourd'hui ont été entreprises par les historiens. Cet épisode éclaire autant sur le zèle des autorités municipales nommées par Vichy que sur la profonde originalité de ces bibliothèques populaires chargées de la promotion de la lecture auprès des classes populaires. Fermées petit à petit à partir de la fin des années 1960, au moment où la Ville de Saint-Étienne est frappée par la crise industrielle, ces établissements tombent vite dans l'oubli. Ils auront fait partie durant un siècle du quotidien de nombreux Stéphanois à qui il appartient désormais de se réapproprier cette histoire.

          Pour aller plus loin on pourra se reporter au mémoire universitaire dont cet article peut constituer en quelque sorte une introduction :

 

Bertrand Antoine, La mise au pas des bibliothèques : les bibliothèques publiques de Saint-Etienne en guerre (1939-1948) mémoire de recherches sous la direction de Michel Depeyre, Saint-Etienne.UJM, 2014.

 

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1 – AM Saint Etienne, 1 D 42, Registre des délibérations du Conseil Municipal : séance du 7 octobre 1866.

2 – Anonyme, Appel à l'opinion publique dans la question des bibliothèques prétendues populaires de Saint-Etienne, Saint-Etienne, Les principaux     libraires, 1867.

3 - Loncin Jean, « Une utopie fin de siècle au Pays Noir : le socialisme municipal à Saint-Étienne en 1.900 » . Le Mouvement social, n° 184, 1998, pp.  53-73.

4 - Philippe Pétain, discours du 3 décembre 1934. Supplément de la Revue des deux Mondes, 15 décembre 1934.

5 - Philippe Pétain, « Politique sociale de l'éducation » Revue des deux Mondes, 15 août 1940

6 – Semaine religieuse du diocèse de Lyon, janvier-février 1941, n° 83

7 – Porte-parole de la Fédération nationale catholique et auteur du célèbre guide de lecture Romans à lire et romans à proscrire, l'abbé Bethléem a traqué toute sa vie durant les « mauvais livres » au sein de sa revue La Revue des Lectures.

8- Jacqueline Lalouette, La République anticléricale, XIX°-XX° siècles, Paris, Seuil, 2002.

9 – Pagès L-A, « Ouvre de salubrité », Le Mémorial, Saint-Etienne, 17 septembre 1940.

10 – AM Saint-Etienne, 16D8 (1), Lettre de l'adjoint Waton au docteur Porte, 27 mai 1942.

11 - Archives non classées de la Médiathèque de Tarantaize, « Réponse de François Ménard au Comité d'Histoire de la Seconde Guerre Mondiale »,    Saint-Etienne, 10 juillet 1962.

12 – AM Lyon, 177WP 59(5), Correspondance entre Pierre Lévêque et Henry Joly, septembre 1941.

 

 

 

Aux Archives Municipales de Saint-Etienne, les archives du secrétaire général Claude Reymond (1929-1944) et Jean Joubert (1944-1965) contiennent l'important dossier de la censure des bibliothèques populaires (cote : 16D8).

 

Et les plus curieux liront avec grand intérêt :

 

Boulogne Martine, Des livres pour éduquer les citoyens. Jean Macé et les bibliothèques populaires (1860-1881), Paris, L'Harmattan, 2016.

Mollier Jean-Yves, La mise au pas des écrivains. L'impossible mission de l'abbé Bethléem au XX° siècle, Paris, Fayard, 2014.

Martine Poulain, Livres pillés, lectures surveillées. Les bibliothèques

françaises sous l'Occupation, Paris, Gallimard, 2008.

Poulain Martine (dir.), Histoire des bibliothèques françaises. Tome4, Les bibliothèques au XXe siècle 1914-1990, Paris, Editions du Cercle de La Librairie, 2009.

Richter Noë, La lecture et ses institutions [1] La lecture populaire : 1700 -1918, Le Mans, Bibliothèque de l'Université du Maine,1987.

Richter Noë, La lecture et ses institutions [2] La lecture publique : 1919-1989, Le Mans, Bibliothèque de l'Université du Maine, 1989.

Sandras Agnès (dir.), Des bibliothèques populaires à la lecture

publique, Villeurbanne, Presses de l'Enssib, 2014.

Allirand Christine, La bibliothèque municipale de Saint-Étienne (1795-1980, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean Merley, Saint-Etienne, Université Jean Monnet, 1987.

Dalongeville Camille, Mise en valeur, catalogage et gestion d'un fonds : l'exemple des bibliothèques populaires de Saint-Etienne, mémoire de stage de master 2. sous la direction de Geneviève Saby, Avignon, Université d'Avignon, 2012.

Lauxerois Pauline-Laure, Histoire des bibliothèques municipales de Roanne : 1910-1946, mémoire de recherches sous la direction de Raphaële Mouren, Villeurbanne, ENSSIB, 2011. [en ligne]

Waechter Sarah, Une bibliothèque sur le pied de guerre : la bibliothèque municipale de Lyon durant la seconde guerre mondiale ( 1939-1945), mémoire de recherches sous la direction de Dominique Varry, Villeurbanne, ENSSIB, 2010 .

 

 

Antoine Bertrand